HUMANISME ET ARTS VISUELS

HUMANISME ET ARTS VISUELS
HUMANISME ET ARTS VISUELS

Grâce, notamment, aux travaux d’E. Panofsky et d’A. Chastel, nous comprenons mieux les phénomènes attractifs, à la Renaissance et singulièrement en Italie, entre les humanistes néo-platoniciens de l’«académie» Careggi à Florence et de nombreux artistes de la péninsule au siècle des Médicis. Pour l’Europe du Nord-Ouest (en gros les anciens Pays-Bas), il n’existe pas d’études ou de synthèses ayant la même pertinence que celles qui sont mentionnées d’entrée de jeu. Le propos sera donc de frayer des voies pour de nouvelles recherches spécifiques par le biais d’un réexamen critique des positions théoriques et des comportements pratiques du «prince» de l’humanisme, Érasme «le Batave», confronté à l’art et aux artistes de son temps.

Thèmes érasmiens dans la peinture flamande ?

Dans un livre assez mal connu (1954), le critique et historien belge de l’art, Georges Marlier, a tenté d’établir l’influence d’Érasme sur des peintres anversois, ses contemporains, en particulier Quentin Metsys dont beaucoup de tableaux, par leur ferveur évangélique et la finesse psychologique dont ils témoignent, seraient une parfaite traduction picturale de l’érasmisme. S’inspirant des théories de Panofsky, Marlier voulait, à sa manière, «jeter bas les cloisons que la science moderne a élevées entre l’histoire de l’art et l’histoire des idées». Malgré son indéniable culture, l’auteur a manqué en partie son essai comparatiste. Partant de ce qui est pour lui une évidence, à savoir que l’esthétique de la peinture flamande dans le premier tiers du XVIe siècle reste marquée par le didactisme religieux, il fait l’hypothèse que le moralisme érasmien a pu lui fournir plus d’un thème. La démonstration porte, entre autres, sur des toiles ressortissant au tableau de mœurs et à la satire sociale. Sans méconnaître les contacts de Metsys avec les chambres de rhétorique (associations de poètes et autres littérateurs plus ou moins influencés par l’humanisme) pour expliquer le choix et le traitement des sujets, Marlier estime que le peintre de Saint Jérôme , du Couple mal assorti , du Banquier et sa femme est surtout redevable à son compatriote Érasme dont il illustrerait des sujets récurrents dans l’Éloge de la folie , les Colloques , tels les unions disparates, les pauvres exploités par les usuriers, l’universelle folie ou la sérénité d’une vie chrétienne baignée d’évangélisme. À ce niveau de généralité, il est trop facile de passer de correspondances entre des lieux communs culturels à l’attestation d’une dépendance avérée. Peut-on qualifier «d’œuvre cent pour cent érasmienne» un tableau non daté (le Couple mal assorti ), «dont la leçon morale est intelligible dès le premier coup d’œil», en rapportant – sans autre argument – son sujet à la dénonciation ironique des folles amours séniles? À ce compte, pourquoi ne pas en faire autant pour un autre tableau «qui dérive de Q. Metsys»? La même scène s’y déroule sous l’œil narquois d’un fou nettement plus individualisé que dans la toile précédente. Ici, Marlier hésite à cause d’un détail embarrassant pour sa thèse générale de l’érasmisme pictural de Metsys et de ses émules: le fou profère un vieux dicton néerlandais inscrit à sa gauche: «Gy en siet so ower so sotter» (tant plus vieux, tant plus sot). De fait, cette légende indique la source primordiale d’inspiration des peintres flamands, c’est-à-dire le trésor de la sagesse des nations condensé dans les proverbes, mis en scène dans les farces et sotties des chambres de rhétorique. Or, note justement Marlier, «les peintres flamands ont pris une part active à la mise en scène des spectacles des chambres de rhétorique. Leur art en a subi la profonde influence». Le relais érasmien ne s’impose nullement. Et il n’est même pas sûr, dans l’un et l’autre cas, que le peintre «populaire» et l’humaniste lettré familier de l’ancienne comédie latine avec ses barbons amoureux aient puisé à une source commune. Affinité culturelle au sens large, soit. Dépendance: on en doute.

Le chapitre «Saint Jérôme, patron des humanistes chrétiens» n’est pas plus convainquant. Marlier y oppose deux types du célèbre Père de l’Église en son «studiolo»: le type érasmien (humaniste, policé et latiniste) saisi par le pinceau du «Flamand Metsijs» (env. 1517), le type luthérien (réformateur, farouche, germanophone) campé par «l’Allemand Dürer» (1521). Apparaît ici l’esprit de système qui déforme la méthodologie comparatiste d’un critique par ailleurs talentueux. Ni l’historien d’art ni l’historien des idées ne peuvent souscrire à des contrastes anachroniques aussi tranchés, qui prêtent une clairvoyance divinatrice au peintre d’Anvers et au graveur de Nuremberg. Interprétation d’après coup, dont le lien à l’œuvre aboutie demeure fallacieux. Tirons, de l’indispensable déblaiement critique, la leçon de méthode qui s’impose.

Brillante et documentée, l’étude de Marlier n’en est pas moins, d’abord, un plaidoyer passionné, un tantinet chauvin, pour «l’humanisme flamand». L’historien belge en accentue les traits singuliers par un recours massif à la personne et à l’œuvre d’Érasme dont la stature d’humaniste européen est censée conférer au projet puissance et véracité, à l’encontre des thèses de Burckhardt (cf. p. 3) sur la suprématie italienne. À lire les conclusions du livre, on ne doit plus en douter: les peintres influencés par Érasme ont mis en œuvre un «vérisme» tempéré, inspiré par les implications morales de la «Philosophia Christi» de leur illustre compatriote (cf. p. 305). Ou, plus vigoureusement encore, cette assertion globale: «à la lumière de la pensée d’Érasme», la peinture flamande retrouve sa véritable signification. Elle se tient à égale distance «de la poursuite du Beau idéal, cher aux Italiens», et du négativisme protestant «en matière d’art plastique». À l’instar de celles d’Érasme, les œuvres des «peintres néerlandais, ses contemporains, gardent des caractères bien flamands». Et, in fine , cette profession de foi quasi patriotique: «Érasme est plus que le familier de Metsijs, plus que le compatriote accidentel de G. David, de J. Gossart, de M. van Reymerswael et de J. van Hemessen: il les a aidés à créer, en leur insufflant une parcelle de son esprit, quelques-unes des pièces maîtresses du trésor de la première Renaissance flamande.»

Ainsi, posée a priori comme hautement représentative de la «symbiose» entre le monde des idées et des formes, qui caractérise de fait la Renaissance, la focalisation sur Érasme et l’érasmisme dans leurs rapports avec quelques productions picturales permet de multiplier rapprochements, parallélismes, concordances, dépendances, bref, de faire tourner un kaléidoscope dont le chatoiement procure l’illusion d’une influence «érasmienne», partout diffuse et d’autant plus prégnante. À force de voir et de mettre de l’érasmisme partout, on risque de le dévaluer, voire de le réduire à rien.

À la décharge de Marlier, on fera valoir que l’auteur a dû construire sur une assise documentaire et géographique relativement instable dont il a accru la fragilité par sa méthodologie flottante, trop impressionniste. En ce qui concerne précisément Érasme, qui était – et reste – au cœur d’une vraie question, mais mal posée par Marlier, il faut bien l’admettre une fois pour toutes: ses informations sur les arts plastiques (comme sur la musique) sont parcimonieuses et fragmentaires. Telles quelles, elles permettent pourtant d’esquisser les traits d’une esthétique érasmienne du visuel.

Le regard d’Érasme

N’est-ce pas plutôt d’absence de regard, d’insensibilité artistique dont il faudrait parler? On serait tenté de le penser en constatant qu’Érasme, dans sa volumineuse Correspondance et dans ses autres écrits, est avare de descriptions détaillées, directes et vraiment personnelles d’œuvres d’art, anciennes ou récentes. Le cas est surtout frappant lors du voyage en Italie (1506-1509). Au lieu d’en tirer argument, comme Lucien Febvre et ses épigones, pour étayer la thèse extravagante du «retard de la vue au XVIe siècle», les «érasmisants» banalisent le constat en soulignant que leur héros, avant tout homme de l’écriture et de la parole, avait pour souci primordial de former l’«orateur» et le «prédicateur». Ses silences ne préjugent donc pas de son sens artistique; ils marquent simplement en creux la subordination des arts du visuel à son idéal humaniste de la pensée et de l’action. Telle serait en somme la raison profonde du caractère dispersé, allusif, parfois contradictoire de ses considérations esthétiques. Dans un article (1969), Panofsky parle plaisamment à ce sujet «d’énoncés à responsabilité limitée» (je dirais plus volontiers à géométrie variable) en fonction du destinataire (correspondant, dédicataire), du thème principal dans lequel ils se glissent comme en passant, voire des circonstances politiques et culturelles générales ou de l’humeur du moment. Vision oblique, sinon regard trouble où il serait trop facile de déceler opportunisme ou désintérêt mais qui requiert au contraire de l’interprète du «Protée» rotterdamois prudence, modestie et, très précisément, une attention redoublée au contexte des sources maigrelettes de son travail, un recentrage parfois aléatoire sur l’essentiel de la visée érasmienne. Ces règles de bonne conduite, à égale distance d’une critique myope et d’une fusion dans un «grand (fourre-)tout» érasmien, s’appliquent aux trois aspects de la question: les compétences artistiques d’Érasme; l’art comme métaphore pédagogique; le culte des images.

Érasme et la peinture: mythes et réalité

D’allégations en amalgames défiant le bon sens et la simple chronologie, des thuriféraires d’Érasme (Brocwell, 1917) tentèrent d’imposer la légende du jeune moine devenu peintre consommé durant ses années de couvent ou peu après sa sortie. À l’origine de cette fable, il y a une tradition orale, plus raisonnable, fixée au début du XVIIe siècle par l’historiographie des Pays-Bas, et dont un détail au moins mérite considération. Au bas d’une Crucifixion offerte par les confrères d’Érasme, après son départ de Steyn, à un prieur du couvent de Delft, celui-ci avait inscrit deux méchants vers: ils sont un appel à ne pas mépriser (ne spernas ) ce qui devait constituer, probablement, le travail d’amateur d’un moine ayant tâté de l’enluminure. Fut-ce le cas de frère Érasme? Ce n’est pas tout à fait impossible. D’abord, parmi les dessins sans prétention dont il a orné les marges d’un de ses manuscrits (Margolin, 1965), on relève des motifs proches de l’enluminure médiévale. Ensuite, dans une lettre datée des années de couvent, Érasme parle d’un «cahier» dans lequel il avait peint (depinxeram ) «des fleurs» pour un ami. La somme de ces indices, d’interprétation controversée, ne fait pas preuve. Ils excluent toute idée d’une formation de peintre professionnel, mais accréditent celle d’une réelle sensibilité artistique.

Quand vint la célébrité, Érasme sut choisir, avec un goût assez sûr, trois peintres en renom, Metsys, Holbein, Dürer, qui fixèrent les traits de son visage, le rayonnement de sa personnalité en des tableaux et des médailles admirables. Aiguillonné par son narcissisme ou désireux d’exprimer sa reconnaissance, il fit preuve à cette occasion d’une certaine compétence technique. En 1517, Metsys avait réalisé deux portraits juxtaposés d’Érasme et de P. Gilles, destinés à Thomas More, leur ami commun. Deux ans plus tard, encouragé peut-être par ce dernier, Érasme commanda au peintre anversois une médaille, objet, jusque vers 1528, de sa sollicitude éclairée, reflétée en de nombreuses lettres. En novembre 1523, afin d’améliorer la facture d’une pièce très recherchée par l’Europe humaniste, le «roi» Érasme demanda à son ami de Nuremberg, W. Pirckheimer, de faire exécuter par des graveurs renommés de la ville une nouvelle frappe dans un alliage de meilleur aloi. S’ensuivit, durant près d’un an, un échange soutenu de lettres. En contraste avec la méconnaissance des mécanismes financiers les plus élémentaires, dont témoigne vers le même temps la correspondance d’Érasme avec son banquier, celle-ci frappe par sa précision technique, par un luxe de détails sur le support matériel à choisir, sur les retouches ou les modifications à faire sur les effigies de l’avers (Érasme) et de l’envers (le dieu Terme) afin d’en accentuer les traits. Insatisfait des exemplaires reçus en juin 1524, Érasme écrit aussitôt à Pirckheimer pour lui suggérer de nouvelles rectifications: tourner légèrement de profil la tête du dieu qui «maintenant ressort de façon moins heureuse» et réduire l’Érasme en buste. Cela nécessitera un procédé délicat (qu’il décrit succinctement), plus facile «si l’on avait la matrice en plomb» conservée par Metsys, lequel a reçu, note au passage Érasme, «plus de trente florins comme salaire de son travail».

Il est certain que, pour sa célèbre taille-douce avec son extraordinaire premier plan de livres (1526), Dürer s’est inspiré à la fois de la médaille retouchée et d’un croquis personnel au fusain, pris sur le vif à Bruxelles (1520) mais resté inachevé. Érasme fut déçu du résultat, peut-être même le grand graveur lui-même (Fraenkel, 1965). À Pirckheimer, ami commun du peintre et de l’humaniste, ce dernier dissimule courtoisement son désappointement: «Si le portrait est moins ressemblant, il ne faut pas s’en étonner. Je ne suis plus le même qu’il y cinq ans.» Mais, à un obscur correspondant de Bourg-en-Bresse, il déclare sans détour: «Dürer m’a peint, mais pas ressemblant du tout!»

L’amour-propre d’Érasme n’était pourtant pas de nature à diminuer l’estime qu’il portait à l’art du Nurembourgeois. Autant d’ailleurs pour remercier Dürer que pour plaire à l’ami Pirckheimer, protecteur du peintre, il introduisit un éloge circonstancié de son troisième grand portraitiste dans un passage du Dialogue sur la prononciation correcte du grec et du latin (1528). Au terme d’un développement sur l’apprentissage de l’écriture chez l’enfant, le philologue introduit son propos en recommandant un ouvrage de Dürer (1525), «écrit avec beaucoup de science». Émule des grands artistes de l’Antiquité, Pamphile, Apelle, Dürer y dévoile «les secrets de l’art graphique», notamment dans la section du traité qui porte sur les figures élémentaires et les lettres de l’alphabet, leurs formes, leurs proportions. En tant que peintre, renchérit Ursus (Érasme) à une remarque, banale, de son interlocuteur Leo sur «l’Apelle de notre temps», il surpasse même ce dernier qui, fût-ce modérément, devait faire appel à la couleur pour produire ses effets. Dans ses dessins et gravures, quelle force incomparable d’expression chez Dürer «par la monochromie, i.e. les lignes noires!». «Ombres, lumière, éclat, relief et arrière-plan; de plus, par sa manière de disposer un unique objet, il n’en présente pas qu’un aspect au regard du spectateur (“ad haec ex situ rei unius non unam speciem sese oculis intuentium offerentem”). Il veille scrupuleusement à l’harmonie des proportions. Bien plus, il rend même ce qui ne se laisse pas peindre: le feu, les rayons du soleil, les coups de tonnerre, les éclairs ou, pour citer le proverbe, “les nuages sur une paroi”, l’ensemble des sentiments et des émotions, d’un mot, toute l’âme humaine telle que la reflète l’apparence physique et jusqu’à la voix elle-même. Tout cela est mis si heureusement sous nos yeux avec des lignes noires qu’on abîmerait l’œuvre en y appliquant des couleurs.» Ce dithyrambe constitue un hapax dans l’œuvre d’Érasme qui fait ici sa plus longue incursion dans la critique d’art. La singularité du propos, une insertion quelque peu insolite au dire d’Érasme lui-même, et surtout le latin elliptique de la phrase centrale de la démonstration compliquent la tâche des commentateurs. S’ils reconnaissent tous la perspicacité d’Érasme, quitte à souligner plus ou moins ses emprunts à Pline (Hist. nat. , 35), l’un de ses informateurs en matière d’art antique, ils interprètent différemment une originalité de pensée, selon eux indéniable. Pour Panofsky (1951), «en somme, Érasme élève Dürer au rang de stéréographe ou de perspectiviste». Grâce à sa maîtrise de la perspective, il nous fait éprouver la tridimensionalité de l’objet au-delà de l’aspect qu’en donne sa projection sur la surface de l’image. Tout à fait cohérents de la part d’un humaniste et d’ailleurs nullement serviles, emprunts et réminiscences littéraires attestent aussi, à leur manière, le génie universel de l’artiste. Fraenkel, qui reste au plus près du texte latin et du goût spécifique d’Érasme et de More pour les détails d’exécution, interprète autrement: la phrase énigmatique ferait allusion aux livres disposés différemment sur la taille-douce. Il cite d’autres exemples de ce procédé. Et de conclure en louant Érasme pour son intuition artistique, «supérieure à celle des critiques modernes». Négligeant la phrase hermétique, Hayum (1985) trouve, dans l’éloge pris en bloc, la confirmation de son hypothèse: ni louange un peu conventionnelle d’une virtuosité technique pour des prouesses artistiques, ni acquiescement de moraliste chrétien à une esthétique de l’ascèse picturale, l’éloge reconnaîtrait avant tout le génie d’un printmaker , inventeur d’un «langage visuel richement diversifié par l’art typographique» dont tous deux savaient l’importance pour la diffusion de leurs productions et l’accroissement de leur renommée. Relié à d’autres (de fait, pertinents), tel serait donc le dernier indice d’une identité de vues entre deux homines typographici , serviteurs infatigables, exigeants, complémentaires, du nouveau médium de communication: l’imprimerie.

Relisant à mon tour, en théologien, la phrase controversée et sensible au mouvement général de la rhapsodie érasmienne, je suis tenté d’ajouter une variation sur les thèmes chatoyants de nos trois historiens de l’art. Comment ne pas rapprocher l’habileté du graveur à rendre les facettes d’un même objet en variant sa disposition de celle d’Erasme, précisant pour l’orateur et le prédicateur, pratiquant lui-même si parfaitement le jeu sérieux de la métaphore? En marquant par une progression ascendante les étapes d’un art harmonieux, économe de ses moyens, vers la représentation de l’essentiel, en principe insaisissable, à savoir la totalité de l’âme humaine, y compris la voix, ne retrouve-t-il pas, en miroir, les caractéristiques paradoxales de sa «philosophia Christi» (ce maître mot de ce qu’il est convenu d’appeler l’humanisme chrétien), à savoir l’effort inlassable pour passer, grâce à la parole, à la fois Logos divin (cf. Jean I, 1) et marque spécifique de l’homme, du visible à l’invisible, d’une religion épaisse de la lettre au pur christianisme «en esprit et en vérité» (cf. Jean IV, 24)? Plus ou moins conscient chez cet homme secret, un subtil procès d’identification à Dürer ne peut être exclu a priori. Car, à la différence de situations analogues mais de moindre pertinence (par exemple, ici même, l’allusion proverbiale à la boulimie de travail chez Apelle), nous touchons cette fois aux idéaux avérés du «moi» érasmien, récurrents dans ses écrits multiformes et perceptibles dans ses comportements quotidiens.

Art et éducation

Ses écrits l’attestent à profusion: pour cette partie capitale de sa tâche, Érasme assigne à l’art un rôle subsidiaire. La subordination qui en résulte soulève deux questions: peut-on encore repérer les intuitions artistiques d’Érasme? Surtout, y a-t-il compatibilité entre l’instrumentalité artistique, telle qu’Érasme l’entend, et le besoin irrépressible de «décompartimenter» la vie de l’esprit, qui est une des caractéristiques reconnues de la Renaissance? De la réponse dépend largement l’idée qu’on se fera de la spécificité de l’humanisme érasmien par rapport à son homologue italien qui pratiquait couramment et depuis longtemps le décloisonnement entre disciplines rigoureusement hiérarchisées par la scolastique.

Dans son traité De l’éducation des enfants (1529), Érasme préconise, en pédagogue avisé, de faire apprendre aux écoliers «en jouant» les fables, les apologues ou des rudiments de science naturelle en les leur mettant «sous les yeux» par des dessins, des tableaux figurés, des représentations de scènes de chasse. Dans le De recta pronunciatione , l’éloge de Dürer trouve sa place dans une séquence recommandant au maître de laisser s’exprimer quelque temps par la peinture les enfants qui apprennent à écrire. Peut-être évoque-t-il quelque expérience personnelle lorsqu’il note finement: «la plupart sont portés spontanément à cet art, heureux de représenter ce qu’ils perçoivent et de reconnaître ce que d’autres ont représenté». Mais ces «méthodes actives» ont un but précis, purement instrumental: entraîné à tracer des lignes pour chaque forme, l’écolier «peindra ses lettres avec plus de souplesse et de bonheur». À la différence d’un Vittorino da Feltre qui, dans son école pilote de Mantoue (1423), avait fait une place grandissante à l’éducation artistique dans le cursus des «études d’humanité» (Primatice en fut le plus illustre bénéficiaire), Érasme se contente d’exploiter momentanément un don inné pour amener sans heurt l’enfant à maîtriser l’écriture qui conditionne la suite d’une éducation axée sur les bonae litterae , profanes et sacrées, en vue de faire advenir «l’homme parfait, qui réalise la plénitude du Christ» (Éph. IV, 13).

L’art comme métaphore

Dans l’un de ses Adages (no 2048), Érasme relève l’affinité entre les poètes et les peintres qui ont toute liberté de donner libre cours à leur imagination. Et de rappeler le mot de Simonide («la peinture, poésie silencieuse; la poésie, peinture parlante») et d’Horace («ut pictura poesis erit»). Il développe en tout sens cette seconde comparaison. La métaphore picturale apparaît très tôt dans la Correspondance , à propos de l’appréciation des poèmes lettrés: «le poète diffère du poète savant comme la peinture diffère de la peinture d’art». Et d’indiquer à l’appui les règles générales de ces deux formes d’art (Ép. 27). Galerie colorée des vices et des travers humains, les comédies de Térence, qu’il connaît sur le bout des ongles, lui font écrire, au fil de la plume: «Tout cela nous est présenté comme peint sur un tableau» (Ép. 31). L’image et ses variantes, qu’utilisent Cicéron et Quintilien pour caractériser le bon style, sont récurrentes chez Érasme pour introduire, par exemple, les biographies de deux de ses plus chers amis, More et Vitrier. Quant aux Moralia de Plutarque, source des Apophtegmes d’Érasme, «sont-ils autre chose qu’un tapis peint aux couleurs du comique?». Évoquant son travail d’éditeur de textes anciens, Érasme explique la peine qu’il a eue à déchiffrer un manuscrit de Tite-Live «qui a été peint plutôt qu’écrit». L’agacement, la mauvaise humeur suffisent-ils à expliquer ce jugement désobligeant? On peut en douter après avoir lu jusqu’au bout un passage de sa préface à l’édition de l’Histoire naturelle de Pline (1525), où il file laborieusement la métaphore picturale. De même que certaines peintures raffinées sont une source toujours renouvelée de plaisir, de même n’en aura-t-on jamais fini avec la révision critique de Pline. Les risques du labeur éditorial sont proportionnels à la valeur de l’œuvre à restituer. Il ne s’est trouvé personne pour réparer ou achever les deux chefs-d’œuvre d’Apelle, la Vénus Anadyomène et celle de Cos. Et, lorsqu’il s’agit des écrits de Pline «qui l’emportent sur les œuvres de tous les sculpteurs et de tous les peintres», des gens sans scrupules en défigurent le contenu avec une témérité impie! Œuvre mineure de critique littéraire sur les images chez Plutarque, Sénèque, Aristote et Pline, les Parabolae (1514) sont pourtant l’occasion d’inventions qui laissent filtrer pensées, souvenirs, sentiments personnels à partir des lieux communs sur les peintres et les traditions picturales de l’Antiquité. Ainsi, le cliché sur Apelle, peintre officiel d’Alexandre, lui sert-il à rappeler que la prédication «ne convient pas à n’importe qui». Ou cet autre topos , tiré du récit de Pline qu’Érasme – fait exceptionnel dans les Adages – transcrit en entier «sans hésiter», mais ici commenté d’après la seule finale de l’anecdote: «comme le peintre Apelle se plaignait d’avoir perdu sa journée s’il n’avait pas tracé une ligne, le chrétien souffrira le jour où il n’aura pas fait de progrès dans la piété». Les «paraboles» axées sur les arts plastiques (les autres aussi d’ailleurs) servent donc de points d’appui à des notations sur la morale chrétienne ou l’esthétique littéraire. La rivalité entre Apelle et Protogénès, illustrée par Pline dans l’épisode de la ligne de plus en plus fine dessinée par les deux artistes jusqu’à ce que la supériorité du premier soit reconnue par le second, est pur prétexte pour dénoncer les théologiens scolastiques, plus soucieux d’étaler «leur subtilité d’esprit» dans les joutes universitaires que d’enseigner l’art «de bien vivre». Les qualités ou les défauts prêtés par Pline aux peintres grecs Timanthe, Protogénès, Zeuxis..., ses considérations sur les rapports entre la matière et le travail de l’artiste sont autant d’occasions pour exprimer quelques idées chères en matière stylistique: au perfectionnisme formaliste des écrivains s’opposent le laconisme et l’emphasis , cet art si érasmien de faire entendre un au-delà du dit, de suggérer par l’économie des mots la force des choses, les harmoniques d’un sens plénier, l’inexprimé des sentiments, ici symbolisé par le voile dont Timanthe, dans sa peinture d’Iphigénie, avait recouvert le visage d’Agamemnon. Lorsqu’il traite de l’Écriture sainte, dont l’obscurité même est un effet de la pédagogie divine, l’exégète assaisonne à nouveau de comparaisons picturales ses écrits théoriques ou pratiques sur l’allégorie. Montrant concrètement au futur prédicateur comment on peut interpréter une même scène de l’Ancien Testament (Gen., XVIII) selon le schéma traditionnel du quadruple sens, Érasme fait ressortir l’articulation entre le sens historique ou grammatical et le sens tropologique (moral) qui le manifeste: «Il en va de même lorsqu’un artiste montre aux spectateurs, sur un tableau peint avec grand art, ce qui est beau et digne d’admiration. Tous n’apprécient pas également la peinture, mais ils saisissent ce que révèle la toile comme nous venons nous-même de le faire à propos de la tropologie de cette histoire.» À travers le prisme lumineux de l’allégorie, lit-on un peu plus loin dans l’Ecclesiastes , la vérité des saintes lettres plaît davantage et saisit plus vivement nos âmes que leur simple énonciation: «le même phénomène se produit en peinture». Dans un registre analogue, critiquant le contraste exagéré par Luther entre la déchéance humaine et la grâce divine, Érasme évoque dans le De libero arbitrio (1524) «les peintres (“inexpérimentés”, précisera en 1527 l’Hyperaspistes ) qui, voulant donner l’illusion de la lumière à leur tableau, le cernent d’ombres alentour». Moins technique mais peut-être également évocatrice d’une expérience directe m’apparaît une remarque des Paraphrases (1523) comparant «la pieuse curiosité» qui s’attache longuement à chaque détail de la guérison du paralytique (Marc, II, 12), au regard insistant et minutieux sur une sculpture ou une peinture qui, de prime abord, rebute l’œil. La quintessence du comparatisme artistique se trouve dans le Cicéronien, ou Du meilleur style (1528). Notre propos n’est pas de savoir si la visée de ce dialogue est principalement religieuse, mais d’y repérer la technique des emprunts aux arts visuels. Or, sur la question centrale de l’imitation en vue de parvenir à sa propre personnalité littéraire, la métaphore picturale l’emporte sur les autres procédés comparatifs. Sans parler des allusions générales ou des anecdotes brodées avec verve sur des souvenirs personnels (séances de pose chez Metsys), Érasme fait état d’Apelle, de Zeuxis et de leur pratique plus de dix fois en moins de quarante pages. Et surtout, pour guérir Nosoponus de son cicéronianisme maniaque, Buléphore-Érasme use d’un mode de raisonnement axé sur la comparaison systématique de l’éloquence avec les arts plastiques. Par une habile maïeutique, Buléphore feint d’abord de partager l’admiration inconditionnelle de Nosoponus pour Cicéron, comparant celui-ci à Apelle qui synthétisait à lui seul les qualités de tous les autres. Nosoponus ne peut qu’acquiescer. Après s’être excusé ironiquement d’être un piètre dialecticien, Buléphore poursuit son travail d’enveloppement en amenant l’interlocuteur à dire tout le bien possible de Zeuxis avant de le piéger par une question à brûle-pourpoint: pourquoi a-t-il pris plusieurs modèles pour peindre parfaitement Hélène, choisissant en chacun d’eux ce qui s’accordait le mieux pour rendre l’essence de la beauté féminine? Parce que c’était un peintre très consciencieux, répond le naïf Nosoponus. L’autre n’a alors aucun mal à démontrer qu’il n’est pas convenable de s’en tenir au modèle cicéronien, avant d’en appeler à Quintilien qui, «à l’exemple de Zeuxis», a formulé la juste règle de l’imitation: choisir les plus éminents parmi les principaux écrivains, donc Cicéron, mais sans exclusive. Le voudrait-on d’ailleurs que cela serait impossible, car son œuvre nous est parvenue mutilée. «Approuverais-tu celui qui, voulant devenir un autre Apelle, un autre Lysippe, imiterait les esquisses du premier et les statues à peine dégrossies du second?» L’argument pictural revient encore quand Érasme en arrive au cœur de sa critique: vouloir copier l’inimitable, ce serait renoncer à être soi-même, à exprimer son tempérament d’écrivain. «De même que l’essentiel de l’être humain est impossible à imiter pour le peintre, de même tous les efforts pour reproduire les plus hautes qualités d’un orateur échouent, c’est de nous-mêmes que nous devons les tirer.» Est-ce seulement pour les besoins de l’argumentation que l’art se voit ici amputé de possibilités expressives qu’il admirait pleinement à l’œuvre chez Dürer, dans le De recta pronunciatione publié en même temps que le Ciceronianus ? Cette discordance souligne à tout le moins le rôle fonctionnel de l’art dans la dynamique démonstrative, sinon la variabilité des jugements érasmiens en la matière. Pour concrétiser le principe d’adaptation du style à l’époque, qui rend caduc le cicéronianisme, Érasme argumente sur deux comparaisons approuvées par Nosoponus: comme un vêtement ou la peinture, le style doit coller à la réalité changeante de l’histoire. Il serait ridicule de s’habiller de nos jours à la manière extravagante d’autrefois, telle que nous la révèle l’examen attentif des peintures «datant à peine d’une soixantaine d’années». La description d’Érasme, vivante, précise, laisse penser qu’il se réfère à des tableaux observés aux Pays-Bas, par exemple le Portrait des époux Arnolfini par Jan Van Eyck. Quant à Apelle, de nouveau invoqué par Buléphore en tant que parangon de la peinture, il est évident qu’on le jugerait mauvais peintre si, revenu en ce monde, il portraiturait les monarques sur le modèle d’Alexandre! Il serait bien peu fidèle au grand artiste celui qui représenterait aujourd’hui le Christ sous les traits d’Apollon, Marie sous ceux de Diane ou Agnès comme la célèbre Vénus anadyomène. «Il me suffit donc, conclut notre Socrate chrétien, que tu désapprouves un pardessus mal ajusté au corps et que tu condamnes un tableau qui ne s’accorde pas avec le modèle qu’il prétend représenter.» Plus obstinés que le bon Nosoponus, «les singes de Cicéron» rejettent, par leur sot purisme littéraire, la terminologie chrétienne. Idolâtres du parler cicéronien, ils trahissent leur maître en l’imitant servilement selon la lettre et non selon l’esprit. Bien plus, ils mettent en danger la religion du Christ. Érasme ne le cache pas: à Rome, il a été choqué par le néopaganisme qui s’étale dans l’éloquence cicéronienne de certains prédicateurs, dans l’art qui orne les «musées» des cicéroniens: aucune image du Crucifié, de la Trinité, des Apôtres; partout, des tableaux mythologiques scabreux. Ce cri d’indignation nous introduit au vif des idées érasmiennes sur le bon et le mauvais usage de l’art religieux en son temps.

Un art chrétien au service de la morale

À cause de sa valeur expressive particulière, l’image peinte ou sculptée, «qui parle parfois mieux aux sentiments de l’homme que ne le ferait le discours de l’orateur le plus éloquent» (Sur la concorde de l’Église , 1533), est un puissant moyen d’éducation morale et religieuse. Le théologien Érasme se situe dans le droit fil de l’enseignement traditionnel (cf. Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences de P. Lombard , III, IX, 2, 3). Il désapprouve, non sans humour, l’iconoclasme luthérien dont il a été le témoin scandalisé à Bâle (1529) et professe qu’il vaut mieux tolérer les images religieuses que les enlever des églises. On relève pourtant dans d’autres écrits des énoncés grinçants qui rappellent la condamnation du luxe ostentatoire de l’art clunisien par saint Bernard (voir par exemple la description de la chartreuse de Pavie dans le Banquet religieux ), des propositions rigoristes pour un décor plus dépouillé dans les églises – Érasme les préférerait débarrassées de toute iconographie à l’exception de l’image du Crucifié – et même dans les demeures particulières. Mais ces jugements à l’emporte-pièce n’en restent pas moins réglés, pour l’essentiel, sur les critères habituels de l’humanisme érasmien: le sens de la convenance naturelle (decorum ), la notion d’utilité pédagogique, la subordination du visible à l’invisible, l’image n’étant qu’un support matériel ambigu pour l’élan de l’esprit vers les réalités célestes. À maintes reprises, dans le Traité de la prière (1525), l’Institution du mariage chrétien (1526), l’Explication du symbole des Apôtres (1533), le De amabili Ecclesiae concordia déjà cité, notre moraliste fait le même triste constat: non seulement les temples chrétiens, rompant avec la simplicité primitive des édifices cultuels, surabondent d’œuvres d’art orgueilleusement étalées, mais surtout celles-ci, même lorsqu’elles traitent des sujets bibliques (David brûlant de désir coupable pour Bethsabée, la Sunamite du Cantique des cantiques, Salomé dansant lascivement devant Hérode), entraînent l’imagination du prêtre et des fidèles vers des pensées licencieuses rendues plus dangereuses par «la séduction propre à la peinture». Et de conclure, en ayant à l’esprit des retables: «On trouve sur les autels où s’accomplit l’Eucharistie, ces pièces que des maisons honnêtes refuseraient même d’accueillir.» Dans la scène de Jésus à Béthanie (Luc, X, 38-42), des peintres contemporains osent ajouter des «inepties impies»; beaucoup les trouvent «élégantes», Érasme les juge «blasphématoires». Ces artistes «peignent mensongèrement Jean en jeune homme faisant dans un coin des apartés avec Marthe et Pierre en train de vider une coupe. Derechef, durant le banquet, Marthe, debout derrière Jean, pose une main sur son épaule et de l’autre semble se moquer du Christ qui ne se rend compte de rien. De même Pierre, la face empourprée par le vin, porte la coupe à ses lèvres». Ce commentaire confirme l’existence aux Pays-Bas d’une tradition picturale vivante qui incluait les Apôtres dans l’épisode évangélique en s’appuyant sur la tradition littéraire (Augustin, Sermo , 255; Pseudo-Bonav., Medit. vitae Christi ). Il a de plus permis à la critique (Moxey, 1971) d’identifier Pierre dans l’une des figures énigmatiques au premier plan d’un tableau de P. Aertsen (Le Christ chez Marthe et Marie , 1553, Rotterdam), initiateur du genre maniériste des «natures mortes inversées» (Craig, 1983) dont la signification religieuse ne fait pas de doute. Il est sûr, d’après le contexte de la séquence réprobatrice, que le purisme d’Érasme est ici plus moralisateur qu’exégétique. La sévérité quelque peu chagrine de son interprétation anticiperait-elle le réformisme artistique du concile de Trente? En tout cas, elle fut approuvée par un propagateur de la doctrine tridentine, J. Vermeulen (Molanus), qui cite textuellement Érasme dans son De picturis et imaginibus sacris (1570). À peine moins outrancier dans le ton, un autre texte d’Érasme doit être pourtant interprété à la lumière de son humanisme biblique et de l’«œcuménisme» inlassable du De sarcienda ecclesiae concordia . «Conformément au concile africain (Hippone, 393) qui prescrivit de “ne lire dans les églises que les écritures canoniques”, il conviendrait aussi qu’il ne s’y trouvât aucune peinture sauf si le sujet est contenu dans l’Écriture. Dans les péristyles, les portiques et les promenoirs, on pourrait peindre aussi d’autres sujets empruntés aux histoires profanes, pourvu que ce soit au bénéfice des bonnes mœurs. Quant aux tableaux stupides, obscènes ou séditieux, il faudrait les enlever non seulement des églises, mais même de chaque cité.» À ce programme idéal correspond assez bien la demeure de rêve où a lieu l’admirable Banquet religieux (1522), le plus important des Colloques d’Érasme qui y fait miroiter les mille nuances de sa Philosophia Christi et offre une synthèse vivante de son biblicisme. Les hôtes d’Eusèbe-Érasme parcourent le jardin où ne se voient aucun des habituels Centaures et autres monstres gardiens ni l’obscène Priape; ils déambulent dans des promenoirs déroulant en une immense fresque des espèces de la nature, fleurs, arbres, animaux, fleuves, mers et des animaux aquatiques; ils s’installent dans la salle à manger d’été au décor approprié, pour un repas frugal surtout riche de libres propos savants et pieux, avant d’aller visiter la bibliothèque où trône, entouré des auteurs les plus fameux, un Christ enseignant, «œuvre digne d’Apelle», puis de déambuler dans les promenoirs supérieurs où s’étalent en fresques symétriques les scènes du Nouveau et de l’Ancien Testament, elles-mêmes surmontées d’une frise mettant face à face, «comme un aide-mémoire historique», papes et empereurs. Partout, à leurs yeux émerveillés, s’offre l’ordre parfait de l’esthétique humaniste selon Érasme: «spectacle qui repose les yeux» et conforte l’âme dans son dessein moral et religieux. En cette «demeure toute bruissante de mots», l’iconographie colore une célébration de la Parole réglée quasi liturgiquement. Rhétorique «parlante», elle crée à sa manière – subordonnée au Logos – un espace idéal de parole, voire un lieu symbolique où «ça parle»: outre les plantes naturelles du jardin avec leurs planches explicatives, s’expriment non seulement les animaux figurés du jardin artificiel, mais aussi tous les murs de la maison et jusqu’aux verres des convives, ornés de sentences moralisatrices. Hélas! la réalité du décor domestique, décrit dans l’Institution du mariage chrétien , est bien différente. S’il reconnaît la loquacité silencieuse de la peinture, Érasme souligne surtout, en moraliste, sa force insinuante dévoyée par tant de peintres et de sculpteurs: on orne les chambres de peintures obscènes, comme si la jeunesse n’avait pas encore assez d’incitations au mal. Par pudeur, on dissimule les parties du corps: pourquoi les tableaux les représentent-elles nues? Les parents feraient bien de se rappeler l’édifiante histoire d’une statue de Praxitèle, la Vénus de Cnide (Hist. nat. , XXXVI, 20), «sur laquelle un jeune homme laissa la marque de ses excès».

«Tirant de son trésor du neuf et du vieux» (Matthieu, XIII, 52)

À lire et à relire l’ensemble des déclarations, comparaisons, jugements contrastés d’Érasme sur l’art antique ou moderne, une fois la part faite à l’exagération rhétorique et aux clichés, on doit bien en convenir: Érasme ne manifeste qu’un intérêt relatif pour les arts visuels. Sa sensibilité artistique n’est pas en cause. On pourrait même avancer l’hypothèse d’un certain «refoulé» dont les symptômes seraient, d’une part, des décharges d’agressivité à connotations sexuelles contre l’art et ses prestiges séducteurs, de l’autre, par rapport aux artistes et aux chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne, le silence total, une espèce de cécité que des raisons purement culturelles ou contingentes ne suffisent pas à expliquer. C’est un fait: Érasme a été déçu par l’Italie. J. Chomarat conjecture même que l’accusation de paganisme contre les humanistes italiens férus de Cicéron «sert de couverture à un autre grief; Érasme a été humilié d’être considéré comme un barbare», à cause de son style composite. Ne pourrait-on étendre les effets de la blessure narcissique au domaine artistique? Et avancer entre autres causes possibles de «forclusion» le ressentiment inconscient d’Érasme contre le prêtre Gérard, son père concubinaire, abandonnant ses deux fils illégitimes pour aller exercer, en Italie précisément, ses talents (avérés par des découvertes récentes qui recoupent les données d’une autobiographie controversée) de copiste-enlumineur de manuscrits?

Laissant ouverte la question d’une exploration des zones troubles de l’affectivité érasmienne, on se limitera aux raisons et motivations évidentes du penseur et de l’écrivain. Elles tiennent au caractère essentiellement littéraire et éthique de son humanisme chrétien. Une comparaison avec ses idées sur la musique le confirme à suffisance (Margolin, 1965), l’art, sous ses formes visuelles, auditives, est subordonné, d’après Érasme, au langage, instrument fondamental de la communication, de l’éducation et de l’action. La différence est bien marquée dans le Ciceronianus : «L’art des peintres et des sculpteurs a été créé pour charmer la vue, et lorsqu’il remplit ce rôle il a atteint son but. L’éloquence qui ne fait que charmer n’est pas une éloquence.» Car, selon les lois de la rhétorique, elle doit en outre «enseigner» et «émouvoir», c’est-à-dire s’adresser à l’intelligence et à la volonté pour une transformation de tout l’être. Pétri de culture gréco-latine mais aussi marqué par ses antécédents monastiques, tributaire de son enracinement dans la culture médiévale nord-européenne (Devotio moderna ), notre humaniste se méfie des images qui impressionnent excessivement l’âme; il n’accorde donc aux arts plastiques qu’un rôle auxiliaire, une fonction subalterne. L’esthétique chrétienne qui en résulte est prioritairement moralisatrice, indifférente aux innovations socio-culturelles de l’humanisme italien. L’une d’entre elles (Blunt, 1986) touche à la grandeur sociale de l’artiste, de mieux en mieux assurée dans la péninsule: en font foi des débats théoriques sur la position des arts visuels dans la hiérarchie des arts et la mise en place de nouvelles formes d’organisation (Académies) qui se substituent progressivement aux corporations. Évoquant, dans des remarques banales sur le choix d’un métier, la division traditionnelle entre arts libéraux et arts mécaniques, Érasme estime que la sculpture et la peinture – non l’architecture – constituent une catégorie intermédiaire, car «elles relèvent plutôt de l’intelligence que du travail manuel». En pratique, nous le voyons détourner un correspondant de la carrière picturale et l’exhorter pathétiquement à revenir aux lettres (Ép. 16). Quant aux relations avec ses portraitistes, on en a exagéré l’importance. Ne s’agirait-il pas plutôt d’une sociabilité contractuelle qui laisse apparaître des différences et des failles dans le statut social et psychologique des protagonistes. Dans l’immense corpus érasmien, on chercherait en vain un échange épistolaire entre eux. Les rapports d’Érasme avec ses peintres sont avant tout professionnels. Politesses d’usage, compliments laconiques, remerciements chichement mesurés de la part d’un virtuose de la copia verborum passent tous par des tiers: professeurs, poètes, juristes, théologiens, responsables politiques et religieux de tous rangs, qui sont les vrais amis d’Érasme. Le fait d’avoir été peint tant de fois et si bien par Holbein ne doit pas nous illusionner. Le billet de recommandation dont il munit celui-ci avant son premier voyage en Grande-Bretagne (1526) n’est pas dépourvu de condescendance: «Il se rend en Angleterre pour gratter quelques angelots.» En cette affaire, le ton de More est autrement chaleureux, comme il l’avait été d’ailleurs en 1517 à propos du double tableau de Metsys. Pour son second voyage anglais (1532), Holbein sollicita à nouveau Érasme. Un an après, Érasme écrit à B. Amerbach: «Holbein m’a extorqué des lettres pour l’Angleterre. Mais il s’est attardé plus d’un mois à Anvers et y serait resté plus longtemps encore, s’il y avait trouvé des dupes. En Angleterre, il a déçu tous ceux auxquels il était recommandé.» Assez mystérieux, les griefs d’Érasme n’en sont pas moins les indices d’une détérioration des relations entre les deux hommes. Avec Reinhardt (1979), faut-il conclure «qu’aux yeux d’Érasme Holbein pouvait passer pour un remarquable artisan, mais n’appartenait guère, comme Dürer, au monde des humanistes»? Plus sévère, Gerlo (1969) soutient que ce dernier «ne fut que l’ami d’un ami» et que, à l’instar des deux autres, il intéressait Érasme dans la mesure où il contribuait à sa renommée européenne. Il y a suffisamment de traces d’égotisme dans la vie et l’œuvre d’Érasme pour ne pas trouver tout à fait injuste cette appréciation. Peut-être, en effet, à en juger par les admirables portraits de l’humaniste ou par d’autres chefs-d’œuvre, tels Le Chevalier, le diable et la mort dont le thème et son traitement correspondent si bien à ceux du Manuel du chevalier chrétien (1504), les peintres d’Érasme l’ont-ils mieux compris que lui ne les a reconnus. Sur le cartouche en forme de page de titre qui occupe près du tiers de sa taille-douce (1526), Dürer a reproduit en beaux caractères grecs, qui paraissent (d’après leur disposition) émaner de la bouche même d’Érasme, l’inscription qui figurait déjà sur la médaille de Metsys: «Ses écrits donneront la meilleure image.» Il n’est pas interdit de penser que, dans sa modestie et son admiration fervente pour le Rotterdamois (cf. l’apostrophe au «chevalier du Christ»: Journal de voyage , 17 mai 1521), Dürer le croyait vraiment. Quoi qu’il en soit, la postérité a tranché. Nous ne lisons plus guère le champion de la Kunstprosa renaissante. Mais, sous nos yeux, captivés par le triple génie de Metsys, d’Holbein et de Dürer, Érasme écrivant, recueilli, rêveur ou concentré sur sa page exprime «à jamais» la quintessence de l’humanisme lettré, pius ac eruditus , dont il fut, sa vie durant, le maître pugnace et le serviteur infatigable.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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